Mon père, ce tueur – Thierry Crouzet

Les premiers mots

Mon père était un tueur. À sa mort, il m’a laissé une lettre de tueur. Je n’ai pas encore le courage de l’ouvrir, de peur qu’elle m’explose à la figure. Il a déposé l’enveloppe dans le coffre où il rangeait ses armes : des poignards, une grenade, un revolver d’ordonnance MAS 1874 ayant servi durant la guerre d’Espagne, une carabine à lunette, et surtout des fusils de chasse, des brownings pour la plupart, tous briqués, les siens comme ceux de son père, grand-père et arrière-grand-père, une généalogie guerrière qui remonte au début du dix-neuvième siècle.

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L’art de perdre– Alice Zeniter

Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Les premiers mots

Prologue
Depuis quelques années, Naïma expérimente un nouveau type de détresse: celui qui vient désormais de façon systématique avec les gueules de bois. Il ne s’agit pas simplement d’un mal de crâne, d’une bouche pâteuse ou d’un ventre tordu et inopérant. Lorsqu’elle ouvre les yeux après une soirée trop arrosée (elle a dû les espacer davantage, elle ne pouvait pas supporter qu’il s’agisse d’une misère hebdomadaire, encore moins bihebdomadaire), la première phrase qui lui vient à l’esprit est : « Je ne vais pas y arriver. »

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Des hommes – Laurent Mauvignier 

Je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait qu’il est trop tard.

Les premiers mots

          Il était plus d’une heure moins le quart de l’après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu’on ne montre pas d’étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu’il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l’une de ces cravates en Skaï comme il s’en faisait il y a vingt ans et qu’on trouve encore dans les solderies.
Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas trop mauvais. On n’ironisera pas sur le fait qu’il viendra manger à l’œil et que pour une fois il n’aura pas à faire semblant d’arriver à l’improviste. On l’appellera Feu-de-Bois comme depuis des années, et certains se souviendront qu’il a un vrai prénom sous la crasse et l’odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans.

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